Novembre 54 : le début des grondements de la Révolte algérienne, et rien ne l’arrêtera plus pas même les canons
France – Algérie : ces deux pays auraient tant à se dire, tant à faire ensemble : dommage, quels gâchis !
Novembre 54. Un hélicoptère de combat volait bas, passant dans un ciel bleu azur resplendissant. Seules quelques tâches intruses blanchâtres maculaient la voûte céleste suspendue au-dessus de ma tête. Par miracle, ce ciel ne me tombait pas dessus. Le bruit de l’hélicoptère m’effrayait ; un cauchemar ! Grand-mère était proche, assise dans une pièce conservée fraîchie, grâce aux volets entrebâillés et à l’imperméabilité des murs étanches construits de granit et de terre. Je courus me réfugier auprès d’elle. Elle était adossée contre le mur, dans une pénombre, un clair-obscur doux et reposant. Elle comprit mon effroi, perçut mes craintes ; aussi, elle m’ouvrit grand ses bras pour m’accueillir comme on accueillerait son bien-aimé. La tendresse, qu’elle m’offrait, suffisait à dissiper en moi toute persécution, toute agitation intérieure due aux tumultes et aux horreurs qui se déroulaient dehors, à deux pas, lorsque j’entendais des chargeurs de fusils mitrailleurs se vider et libérer leurs douilles couleur jaune ocre.
Dehors, mère, en compagnie de mes jeunes tantes, s’activait à cacher, à recouvrir de végétaux et divers branchages une voiture. Le véhicule ne devait en aucun cas être aperçu du haut du ciel par les occupants de l’hélicoptère, au risque d’attirer leur attention.
— Ne t’inquiète pas fiston, l’hélicoptère survole les environs et repartira aussitôt », me dit grand-mère, tentant d’atténuer les frissons qui s’emparaient de tout mon être.
Le bruit infernal de l’hélico s’atténua, s’éloigna progressivement, puis cessa de gronder, disparaissant dans un ciel immobile. Une fois de plus, j’étais pris d’une terreur, d’une peur bleue dont les effets marqueront mes souvenirs pour le restant de ma vie, et me poursuivront incarnés en des cauchemars épouvantables.
Prévenu par des cris de désespoir, de désarroi, lancés par grand-mère, père s’était enfui en courant, rejoignant de hautes collines, de l’autre côté d’un oued tout proche. Depuis le début de la guerre d’Algérie, il était recherché par l’armée française.
Je connaissais l’endroit où il était caché, terré en compagnie d’autres frères d’armes. Je l’avais un jour, tout à fait par hasard, vu sortir de sa cachette. Grand-mère se doutait de quelque chose. Inquiète, elle tint à ôter le doute. Un matin, elle m’avait interrogé :
— Fiston, sais-tu où se cache ton père ?
Naturellement, je pris grand-mère par la main, la conduisis précisément là où se terraient père et ses camarades. Affolée, grand-mère se tourna vers mère et lui lança :
— A la moindre patrouille qui passerait, par Dieu ! éloigne ton fils et prends garde qu’il n’ait aucun contact avec les soldats français ; inconsciemment, il vendrait son père pour une tablette de chocolat ou de chewing-gum.
En effet, j’avais sept ans à peine. Que pouvais-je, à cet âge, comprendre de cette sale et ignoble guerre coloniale ? Une guerre qui allait durer huit années et semer haine et souffrance dans toute l’Algérie.
Et lorsque des soldats venaient vers moi, tendant une barre de chocolat et me demandant si je savais où père se cachait, mère, sentant le danger, me prenait dans ses bras, me pinçait discrètement à la cuisse. La douleur me faisait hurler. Me voyant pleurnicher et pensant que cela était dû à la peur du soldat en uniforme, les Français m’épargnaient. Grand-mère et mère étaient enfin soulagées. Père l’avait encore échappé belle.
Novembre 54. Puis d’images affreuses en images moches et vilaines d’une enfance, que j’aurais aimée paisible et quiète, nous nous acheminions vers une inéluctable indépendance de l’Algérie. Le Grand Charles de GAULLE, faisant fi de toutes les pressions politiques et militaires adressées par les « voleurs de mémoire », habitants de l’Algérie comme habiteraient les nomades, le temps d’une nuitée, un coin de désert, ordonnait un référendum ; et sans surprise, le peuple algérien votait pour son droit à une indépendance. Joies pour les uns, peines pour les autres, ainsi l’histoire en avait décidé en ce mois de juillet 1962. Et je n’avais toujours pas atteint mes sept ans.
Vêtu d’un habit militaire et d’une casquette vert foncé, père paradait avec l’armée algérienne, celle qui avait arraché, au prix de ses tripes, de son courage, de sa pugnacité, de sacrifices humains qui forcent le respect et l’admiration, l’indépendance à des colons, des pieds-noirs qui luttèrent jusqu’au bout, becs et ongles.
En vain. Que peut-on opposer à un peuple lorsque celui-ci se lève et se bat pour sa liberté, sa dignité, son honneur et sa fierté ? Rien. On ne peut que passer sa route, son chemin, comme le fleuve glisse de ses eaux vers la mer, sa destinée finale.
Novembre 54. Les drapeaux vert et blanc, frappés du croissant de lune et de l’étoile à cinq branches, m’apparaissaient par milliers. Je ne comprenais toujours pas ce qui se passait. Mais en voyant père et mère heureux, grand-mère radieuse, je ressentis comme un vent de liberté, comme une espèce de douceur, une clémence d’un temps qui venait enfin de changer, passant du noir au blanc, couleurs des dernières images conservées dans ma mémoire de cette triste période endeuillée, souillée et martyrisée à jamais. Depuis, je n’entendis plus les fusils mitrailleurs, ni les hélicoptères, ni ne vis de patrouilles militaires.
J’apprendrai plus tard, de la bouche de mère, que grand-père était mort, abattu d’une balle dans le dos par de lâches individus. Qui pouvait affronter grand-père de face ? Personne n’était de taille à lui tenir tête. Il ne restait aux couards que la traîtrise pour accomplir leur sinistre besogne, leur lugubre dessein : abattre un homme quand celui-ci a le dos tourné. Quelle traîtrise, quelle lâcheté ! Mais la vie n’est pas facile et la guerre d’Algérie complexe et difficile. Que les martyrs reposent en paix.
Novembre 54 – J’avais quelques semaines, lorsque grand-père me prit dans ses bras et implora :
— Souris-moi au moins une fois, que je voie ton sourire avant de partir ; des lâches, des traîtres, ont juré ma perte !
Selon mère, je lui souris effectivement. Et il partit ravi ; ravi d’avoir un petit-fils ; ravi d’avoir laissé des fils en âge de se battre pour la liberté, la justice et la paix ; ravi d’avoir été grand-père d’un garçon, même pour quelques jours.
Aux « voleurs de mémoire« , celles et ceux qui veulent (et ont voulu) nier le peuple et la Nation algérienne liés par l’islam, je veux leur dire qu’ils sachent qu’on ne peut voler leur mémoire aux braves ; on peut tout juste égratigner leurs souvenirs, le temps d’une halte dans le royaume de leur immortelle bravoure et leur incontestable intégrité. Il y a des citadelles qui sont imprenables, celles gardées par les clés de la foi, de la volonté de se surpasser pour un idéal, un choix, un rêve, une autre réalité rendue possible par le courage et les combats.
Rester ce que l’on est et nait, de simples hommes, de simples femmes, éternelles créatures libres, portées par les souffles des vents porteurs de pluie, travaillant la terre pour en tirer la nourriture ; c’est la vraie vie. Les Fellahs sont ceux qui ont réussi, ils ont su sauvegarder la grandeur et l’innocence de leur âme.
En ces temps sombres, alors que les petits enfants français vivaient paisiblement leur enfance en métropole, nous, nous jouions, en compagnie d’autres camarades, avec des douilles jaunes de gros calibres, ramassées au petit matin. J’entendais leurs sifflements dus à des rafales de tirs tonnant toute la nuit au rythme des fusillades saccadées.
Tels sont mes souvenirs d’enfance ; tel sont les pires hurlements et les pires jérémiades entendus par l’humanité entière, excepté les sourds et les aveugles de l’histoire, que produisit novembre 54, la Toussaint rouge.
Novembre 54 – Et moi, je rejoignis, en Octobre 1963, le pays de Jean-Paul SARTRE, celui qui écrivit, dès 1955 : « l’Algérie n’est pas la France ». Et depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Albert CAMUS était mort depuis près de trois ans déjà. Lui qui avait dit : « Les Arabes n’ont d’inférieur que leurs conditions sociales ».
« Je n’ai conservé en héritage du colonialisme que la langue du colon » Touhami
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