Carnet de note ; la marche vers l’égalité est encore loin, très loin devant nous
Sur mon carnet de note. Ce jour-là, en banlieue parisienne, un vent froid et violent soufflait. Une pluie fine et battante inondait les rues, les ruelles, toutes difformes, dégradées par les incessants passages des véhicules. Les trottoirs regorgeaient d’eau. Des trombes s’abattaient en quelques minutes. Un véritable déluge formait rapidement de profondes et larges flaques. Celles-ci grossissaient à mesure que les eaux diluviennes se déversaient, et dévalaient vers les bouches des égouts submergées par ces débits vifs et inattendus.
Les pavillons, alignés selon une stricte discipline urbaine rigoriste et ordonnée, étaient tous fenêtres closes ; seuls quelques discrets regards d’habitants curieux et apeurés, aperçus derrière leurs légers rideaux, observaient les pluies qui fouettaient le carreau des fenêtres d’un bruit inquiétant. Les souffles du vent produisaient des bruissements intenses et virulents lorsqu’ils soufflaient sur des arbres touffus, en ce matin de printemps. Le temps était soumis à des intempéries capricieuses. Quelques frêles branches cédaient aux tournoiements des violentes bourrasques passagères, rompaient et étaient projetées au sol, quelques mètres plus loin.
Le jour naissait à peine et l’infortune ruinait déjà tout dessein faste à l’horizon. La grisaille, l’ennui, la désolation, l’abattement avaient pris le dessus, en maîtres incontestables, emprisonnant des milliers de citadins, se jouant d’eux, les offrant aux calvaires, aux difficultés quotidiennes des banlieues. Les dés étaient jetés ; la désespérance avait déjà gagné. L’espoir avait perdu ; en cette matinée, il rendait les armes sans même combattre ce cruel sort auquel tant semblaient destinés.
De mon carnet de note. Nul ne devait échapper à ce funeste destin, sous peine d’être rabroué, réprimandé, châtié par les gardiens de cette prison géante à ciel ouvert. Du haut des miradors, les sentinelles veillaient, arme au poing. Quiconque enfreignait les règles d’une société à plusieurs niveaux de chance et de réussite encourait le risque d’être relégué au plus bas niveau, celui de l’humiliation, du rabaissement, du désenchantement. Un rappel à l’ordre avant une ordonnance définitive du juge des mal lotis.
Un poète maudit : Charles Baudelaire ; des fleurs, celles du mal, et les banlieues, jamais interprétées comme elles le devraient. L’incompréhension conduit aux conflits, aux mésententes, aux souffrances. Et pourtant, nous aurions tant de choses à nous dire, à nous échanger. Quels étranges mystères renferment nos anicroches que nous ne sachions libérer ? Que de trésors perdus, de talents gâchés ! Trente-sept ans ! Voilà, une bien courte vie ! Peut-on avoir vécu si peu et tant marqué l’humanité ? Arthur Rimbaud avait déjà répondu à cette interrogation. Mais où est passée cette France ? Quelle misère l’enferme dans les bas-fonds de la médiocrité.
Carnet de note. Ibrahim, ce matin-là, rencontra son ami et lui demanda :
— Où vas-tu ainsi, Brahim, de si bon matin et par cette pluie ?
— Je vais m’inscrire à l’ANPE, répondit Brahim. Avec mon diplôme en poche, j’espère bien décrocher un boulot rapidement.
— Un conseil, répondit Ibrahim, change de nom sur ton CV. Sinon, tu n’as aucune chance de trouver un job. Moi, ça fait déjà un an que je cherche un boulot et toujours rien. Je vais finir par déprimer et aller vers la facilité.
— Changer de nom, d’accord, mais au moment de l’entretien, je fais comment ? Je me rends à mon rendez-vous masqué, comme au bal ? rétorqua Brahim d’un air amusé et désabusé.
— Pas du tout ! s’exclama Ibrahim. Tu auras au moins franchi le premier palier, celui d’obtenir un entretien. Après, ce sera à toi de jouer tes meilleures cartes. Tu sais avec un peu de chance, ça peut marcher. Pourquoi pas ? Il faut encore y croire.
— De la chance ! s’étonna Brahim. A notre niveau, ce n’est plus de la chance qu’il nous faudrait, ce serait un miracle. Tu veux que je te dise…
— Oui, l’interrompit Ibrahim, dis-moi. Tu es un garçon sensé. Je veux ton avis.
— Ce n’est pas mon nom qu’il faudrait changer dans ce putain de pays où tout part à volo ! Ce qu’il faudrait vraiment changer, insista Brahim, c’est la mentalité des gens !
— Alors, je te souhaite bon courage Brahim ! répliqua Ibrahim fataliste. Tu sais, on peut marcher sur la Lune, construire un tunnel sous la Manche, même voler dans les airs, mais changer de mentalité… Impossible ! Il faudrait beaucoup trop de temps !
— C’est possible ! dit Brahim
— Et comment ? demanda Ibrahim curieux.
— En nous unissant, en coordonnant nos actions et en respectant les lois de la République. Et ses lois nous protégeraient, elles deviendraient notre meilleure alliée.
— Hum… Ouais ! Ton raisonnement tient. Un peu idéaliste, mais il est cohérent. J’avoue avoir moi-même effleuré cette approche des réalités, mais devant tant de désunions, de divisions, j’ai vite réalisé que c’est chose impossible.
— Eh bien, répondit Brahim, nous sommes déjà deux. Les autres, quand ils auront fini de dealer et de se shooter, ils viendront nous rejoindre et nous serons des millions.
Le vent s’était quelque peu calmé. La pluie baissa d’intensité, puis cessa progressivement. L’horizon s’était enfin dégagé. Un magnifique arc-en-ciel naquit, déchirant la voûte céleste. Une lueur d’espoir s’écrivit dans le ciel, portée par des vents féconds.
Les habitants s’affairaient à leurs principales activités. Des parents accompagnaient leurs enfants à l’école ; d’autres prenaient le chemin des gares, tandis que les arrêts de bus étaient pris d’assaut. Des embouteillages se formaient dans les artères principales de la ville, très empruntées à cette heure matinale.
En ce mercredi matin, Brahim et Ibrahim avaient scellé leur sort. Ils s’étaient retrouvés sur le quai des pas perdus, les voies de garage, les berges d’un canal, au ban d’une société qui refusait de leur offrir une chance, une faveur, une aide vers une réussite à laquelle, comme tout citoyen français, ils avaient droit.
Une société qu’ils se proposaient de changer en la débarrassant des réticences, des préjugés, des a priori, des pesanteurs qui l’empêchaient d’évoluer vers plus d’union, de fraternité et d’égalité des chances. Réussiront-ils ? Ils avaient, quoi qu’il advienne, mis le doigt sur la solution à leurs problèmes : l’union.
Car unis, nous sommes invincibles ; désunis, nous sommes à la merci des meutes. Votre citoyenneté, n’attendez pas qu’on vous la donne, prenez-là à bras-le-corps. Si on vous la refuse, alors enfoncez les portes.
Touhami – INFOSPLUS