Les derniers hommes de Guantanamo. Plus de deux décennies après leur arrivée, ils sont toujours là, abandonnés du monde entier ou presque. «Ils», ce sont les trente prisonniers à Cuba que les États-Unis laissent enfermés dans le camp d’emprisonnement et de torture qu’ils dirigent. Certains réussissent à en sortir, tels ces deux hommes envoyés à Oman, avant de rentrer en Afghanistan à la mi-février. Mais les autres croupissent.
Dès qu’il est prononcé, le nom Guantanamo, cela sonne comme un sombre souvenir aux contours troubles. Dans la mémoire collective, c’est d’abord l’étrange orange des uniformes asphyxiants des prisonniers qui s’immisce. Lorsque les 20 premiers détenus font leur entrée dans le Camp X-Ray de la base navale étasunienne le 11 janvier 2002, peu d’observateurs se demandent qui ils sont vraiment. On se lave les mains de leurs souffrances. Des mâles musulmans, bestialement violents et colériques. Leur portrait fantasmé suffit amplement à les rendre coupables. Leurs traits incarnent un monde dont l’ordre libéral souhaite se venger. «The worst of the worst» («les pires des pires»), martèlent les autorités des EU. À force d’intoxications déshumanisantes, l’empathie s’éteint, laissant libre champ au plus abject.
Déshumaniser les musulmans afin de les exclure du champ des droits humains, en faisant fi des exigences minimales de l’État de droit remplacé par le fait du prince absolu: ainsi se résume la stratégie islamophobe de la guerre contre la terreur, brutalement appliquée aux 780 prisonniers du camp. Avant tout regard sur la situation actuelle à Guantanamo, il faut donc rappeler l’évidence honteusement oubliée: les prisonniers étaient, sont et demeurent des hommes, des hommes innocents jusqu’à preuve du contraire, ne portant pas le sceau d’une culpabilité originelle. Il s’agit de briser le cycle déshumanisant, la racine narrative ayant donné naissance au camp, et les régimes kafkaïens auxquels sont toujours astreints ses trente derniers habitants.
Libérables, mais… C’est sûrement l’une des absurdités les plus cruelles de «Gitmo», comme le nomment les Étasuniens. Parmi ces 30 détenus, 19 sont libérables depuis plusieurs années.
La «recommandation pour transfert» permet d’envisager une libération sur le sol d’un État tiers. Son obtention a déjà pris de longues années. Pour la grande majorité des prisonniers, le transfert sera recommandé seulement à partir de 2020, alors que le détenu le plus récent est arrivé en 2007, et les autres depuis 2002. Enfermés et torturés pendant près de deux décennies, ils sont restés suspendus aux appréciations arbitraires de plusieurs commissions censées se prononcer sur leur cas. L’attente ne pouvait qu’être interminable, car la matérialité de toute accusation doit reposer sur des preuves tangibles, ici constamment absentes.
Le contexte dans lequel les décisions ont été prises démontre leur caractère politique, indépendant de toute considération légale sérieuse. Après l’arrivée de Donald Trump au pouvoir en janvier 2017, le lent processus de libération établi sous l’administration de Barack Obama –incapable de fermer définitivement le camp– a été brutalement interrompu. Le républicain tenait à montrer sa main de fer en matière sécuritaire et islamophobe. Cinq ans plus tard, Joe Biden rétablit ce processus, non par humanisme mais par réalisme politique. Car le camp continue d’affaiblir la crédibilité des EU dans le monde. Et, les promesses de nouvelles libérations visent à démontrer que les résultats trop lents de la précédente administration démocrate étaient dus à une mauvaise gestion. Le comité reprend la levée des derniers vétos. Pour 17 des 19 libérables, la recommandation est prononcée entre 2020 et 2022.
Dès lors, plus aucune digue administrative n’empêche leur transfert. Mais trouver un État tiers nécessite de laborieuses négociations diplomatiques. Des années peuvent encore s’écouler avant qu’une solution ne soit trouvée. Par ailleurs, le transfert définitif n’est pas synonyme de liberté retrouvée. Hélas, la «libérabilité» reconnue est systématiquement mise en balance avec une suspicion éternelle qui entrave le retour à la normalité. Bien que n’ayant fait l’objet d’aucune accusation, innocents en fait et en droit, les libérés découvrent souvent un pays d’accueil auquel ils sont parfaitement étrangers et qui les maintient dans des situations administratives précaires, caractéristiques d’un enfermement à ciel ouvert. Tel Lotfi Ben Ali, transféré en 2014 à Semeï, une petite ville du Kazakhstan encore affectée par les conséquences sanitaires des tests nucléaires menés par l’URSS. Tunisien de nationalité, atteint d’un grave trouble cardiaque, Lotfi y vivra sans soins, sans accès à sa famille, sans réelle perspective de socialisation. Il affirmera, cinq ans plus tard, préférer son ancienne vie au camp, dépité par ce cruel exil.
Guantanamo ou ailleurs, d’une claustration à l’autre… Les transférés peuvent ainsi être assignés à résidence, perquisitionnés, étroitement surveillés par les services secrets. L’accès à un passeport est souvent impossible. Dans certains cas, on leur refuse même des cartes d’identité. Éloignés de leur famille, incapables de voyager, d’anciens détenus décriront leur nouvelle vie comme un «Guantanamo 2.0».
Les transferts sont toujours difficiles, parfois impossibles. C’est par exemple le cas de Moujineddine Jamaleddine Abdel Foussal Abdel Sattar, dit Omar Al-Farouq, enfermé depuis 2002 et libérable depuis 2010. Né à Dubaï mais ne disposant pas de la nationalité émiratie, d’ethnie Rohingya, il demeure à ce jour officiellement apatride, ce qui rend sa libération concrètement impossible. Pour trois autres détenus libérables, le régime étasunien refuse d’ouvrir toute négociation permettant leur transfert, arguant que leur dangerosité suspectée –mais jamais prouvée– justifie leur maintien en détention. L’un d’entre eux, Abou Zoubaydah, a publié l’an dernier une série de 40 dessins décrivant les tortures subies dans un rapport historique. Le groupe de travail sur la détention arbitraire des Nations unies a exigé, en novembre 2022, sa libération immédiate.
Moustafa Faraj et Mohammed Rahim demeurent eux aussi dans cette impasse. Les avocats du premier témoigneront en 2022 dans une lettre officielle qu’il ne constitue pas un danger et qu’«il ne conserve aucune rancœur envers les États-Unis malgré les traitements sévères subis» ayant entrainé la perte de son audition. L’ancien avocat du second, le lieutenant commandant Kevin Bogucki, après avoir rappelé que Rahim n’avait commis aucun crime, expliquera être impressionné par son attitude positive malgré une santé désormais précaire.
Accusés, mais…
Contrairement au premier groupe, 10 détenus ont fait l’objet d’une mise en accusation et demeurent dans l’attente d’un procès depuis plusieurs années. Si dans le cadre d’une procédure classique, la mise en accusation entraine l’ouverture d’une audience où chacun peut défendre ses arguments devant un juge, à Guantanamo le droit est sans cesse bafoué. L’écrivain J. M. Coetzee a décrit l’esprit sadique et paranoïaque du tortionnaire pour lequel «la souffrance, c’est la vérité: tout le reste est soumis au doute». C’est bien cet esprit qui inspire les dossiers des accusés, lesquels se fondent exclusivement sur des éléments obtenus sous la torture. En application de l’État de droit le plus évident, la mise en accusation elle-même devrait être déclarée nulle, tout élément de preuve devant être obtenu de manière légale.
En d’autres termes la mécanique inhumaine du camp, se plaçant par nature en dehors du droit et de la justice, ne peut décemment faire l’objet d’une traduction judiciaire acceptable. Les tribunaux militaires spécialement créés pour juger ces dossiers, parfaitement conscients de cette impasse structurelle, ont la lourde tâche de traduire en justice des hommes qui, en temps normal, ne devraient faire l’objet d’aucune accusation. Plus encore, les graves traumatismes physiques et psychologiques subis peuvent rendre la tenue d’un procès inenvisageable.
Le cas d’Ammar Al-Balouchi représente sûrement l’une des affaires les plus emblématiques de ce groupe. L’homme a disparu au Pakistan en 2003, pour être torturé et interrogé dans de nombreuses prisons secrètes (black sites) de la CIA à travers le monde, sans contact avec sa famille ou ses avocats, avant d’être envoyé à Guantanamo trois ans plus tard. Il y est réinterrogé en 2007 et soumis aux terribles «techniques d’interrogations avancées». Les tortures ont été si cruelles qu’elles ont entrainé des traumas neurologiques irréversibles. Un neuropsychologue détaillera les sévices qui ont gravement diminué «le fonctionnement psychologique de Balouchi» et causé «une lésion cérébrale traumatique légère à modérée et une anxiété modérée à sévère, une dépression et un syndrome de stress post-traumatique». Ammar Al-Balouchi expliquera lui-même être désormais dans l’incapacité de lire, de se concentrer ou de suivre le cours normal d’une conversation. Les aveux prononcés en 2007 sous la torture constituent la principale preuve ayant justifié sa mise en accusation en 2012. En 2018, les Nations unies ont exigé sa libération immédiate et l’octroi de réparations.
Vingt-deux ans après l’ouverture de Guantanamo, seuls 10 accusés sur les 780 hommes ayant été injustement emprisonnés ont fait l’objet d’une condamnation, parfois à l’issue de négociations de peine où les accusés ont reconnu certains faits pour ne plus être soumis à la torture. Quatre condamnations ont été annulées en appel, révélant l’iniquité de ces procédures. Fin janvier 2024, James Connell, avocat de plusieurs détenus dont Ammar Al-Balouchi, résume ainsi la réalité du camp: «Guantanamo est un labyrinthe vieux de 22 ans dont les murs sont faits de la peur des musulmans et de l’abandon des principes démocratiques. Peu de prisonniers et aucun président n’ont réussi à en trouver la sortie».
Rayan Freschi
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