Jacques Baud : « Les pays occidentaux ont créé une zone de non droit en Israël »

Jacques Baud : «Les pays occidentaux ont créé une zone de non droit en Israël»

Jacques Baud : « Les pays occidentaux ont créé une zone de non droit en Israël »

Par Robin Delobel

Ancien agent de renseignement suisse et ancien chef de la doctrine des opérations de la paix des Nations unies, Jacques Baud a un point de vue très critique sur la situation en Palestine. Dans cette interview, il revient sur plusieurs questions qui dominaient l’attention médiatique depuis un mois : les objectifs de l’opération du 7 octobre et la surprise des services de sécurité israéliens. Il commente également les positions de la mal nommée communauté internationale ainsi que le travail des médias belges et français sur la guerre menée par Israël contre Gaza.

Comment analysez-vous le modus operandi du Hamas ?

C’était très difficile de le comprendre au début car on ne voyait pas très bien quel était leur objectif. Aujourd’hui, grâce aux déclarations de Abou Obeïda, le porte-parole du Hamas, nous savons que l’objectif n’était pas de tuer des civils israéliens, comme nos médias s’acharnent à le propager, mais à attaquer la Division de Gaza, responsable de la surveillance et des actions contre Gaza. Il s’agissait également de capturer des militaires afin de les échanger contre les quelque 5300 prisonniers détenus par Israël, dont 120 enfants et 1100 détenus sans charge retenues contre eux.

Ils ne cherchaient certainement pas à gagner du territoire, car s’ils sont capables de prendre un ou des villages, ils n’ont certainement pas les capacités et les ressources pour les tenir sur la durée.

Il est probable qu’ils cherchaient également à faire une action d’éclat, afin d’attirer l’attention de la communauté internationale sur la situation de la population à Gaza qui est tenue en otage depuis 17 ans. Il est également possible que les Palestiniens aient utilisé cette opération pour obtenir l’appui de la communauté musulmane, en regard de ce que les autorités israéliennes préparent pour le mont du Temple. Nous y reviendrons.

Que dire du droit international ?

S’attaquer à des enfants et des personnes âgées n’est évidemment pas conforme au droit international humanitaire (DIH) ou droit de la guerre et il nous faut condamner toutes les violations de ce droit. Nous, les Occidentaux, les condamnons pour les actions du Hamas du 7 octobre 2023, mais nous les oublions – voire les encourageons – pour les 75 ans de non-respect par Israël.

Or, le problème en Palestine est que les Israéliens ne respectent pas le droit international humanitaire et que la communauté internationale n’a jamais pris la moindre mesure pour obliger le gouvernement israélien à le respecter. La communauté internationale – et les pays occidentaux au premier chef – ont ainsi de facto créé une zone de non-droit.

Que voulez-vous dire par là ?

La résolution 45/130 de 1990 de l’Assemblée générale des Nations unies a accordé aux Palestiniens le droit de résister à l’occupation israélienne «y compris par la force armée».     

Ceci n’autorise pas tout, mais autorise les Palestiniens à se battre. On peut les accuser de beaucoup de choses, mais il faut les mettre en perspective. Ainsi, les tirs de roquettes depuis la bande de Gaza ne se font pas simplement par plaisir, mais interviennent systématiquement comme réponse à une action israélienne (frappe, éliminations, etc.). Le problème vient du fait que les Israéliens ne considèrent pas leurs frappes pour éliminer un cadre du Hamas, par exemple, comme un acte de guerre, même s’ils utilisent une bombe de 500 kg pour le faire et qu’ils détruisent des familles entières.

Vous parlez là d’exemples concrets ?

Oui, le 23 juillet 2002, l’élimination de Salah Shahada avec une bombe de 1000 kg, larguée par un avion F-16 a fait 14 morts (dont plusieurs enfants) et 150 blessés, tandis que l’élimination de cheikh Ahmed Yassine le 22 mars 2004, par une salve de missiles Hellfire, a causé la mort d’une dizaine de civils innocents. Aucun pays occidental n’a protesté contre cette disproportion dont on savait qu’elle allait provoquer d’importants dommages collatéraux.

La réaction extrêmement tranchée des pays occidentaux a l’effet de mettre en évidence notre approche du deux poids deux mesures. Si vous ne réagissez ni aux crimes des Israéliens, ni à ceux du Hamas, vous donnez au moins aux populations arabes (y compris celles qui vivent chez nous) le sentiment d’une certaine impartialité. Si vous ne réagissez aux crimes que d’une seule partie, vous créez automatiquement un sentiment d’injustice. C’est exactement ce qui s’est passé avec Mohammed Merah en 2012, et avec Dominique Bernard à Arras, ainsi qu’avec les innombrables actes antisémites de ces derniers jours. Le cas de Samuel Paty est différent, même si le mode opératoire est identique.

«L’impunité des crimes produit logiquement une injustice et une exaspération»

De plus en plus de commentateurs parlent explicitement de vengeance de l’État israélien …

L’action militaire dans un contexte comme celui de Gaza doit obéir à trois principes fondamentaux du droit international humanitaire :

  • La proportionnalité de la réponse
  • La distinction entre civils et combattants
  • La précaution, qui impose de retenir son tir s’il met en danger des innocents.

Parce que les Occidentaux n’ont jamais respecté ces principes et n’ont jamais incité Israël à les respecter, ils ont d’une part créé un sentiment d’impunité qui laisse penser que tout leur est permis, et d’autre part ils ont accentué un sentiment d’injustice déjà très fort. C’est ce sentiment d’injustice qui alimente la radicalisation islamiste et antisémite.

La capture des otages par le Hamas est probablement un mauvais choix stratégique, car on ne peut justifier un crime par un autre et cela pourrait le priver d’un soutien international. Cela étant dit, il faut comprendre que pour les Palestiniens, le recours au droit international est devenu une illusion, car l’Occident n’a aucun intérêt à le faire respecter. Je rappelle, que depuis 1948, l’ONU a émis quelque 400 résolutions concernant ce conflit et qu’Israël ne respecte pas celles qui lui enjoignent de respecter le droit. Si l’on se met dans leur situation, on constatera qu’il ne reste que la force brutale pour arriver à quelque chose. D’ailleurs leur calcul semble être correct, puisque la communauté internationale semble prête à faire pression sur Israël pour qu’un processus de paix sérieux soit engagé.

Les «débats sémantiques» qui animent les médias semblent refléter un certain parti pris.

Techniquement, ce que nos médias ont décrit relève plus de crimes de guerre que de terrorisme. Chaque conflit a son lot de crimes de guerre et je pense qu’il faut être intraitable sur cette question-là. Mais il faut l’être pour tous les acteurs et pas seulement pour un parti. De plus, il faut également être très très prudent avec ce que disent nos médias.

Ainsi, l’information sur les bébés israéliens décapités et démembrés vient d’une journaliste à qui «un soldat avait dit qu’il croyait qu’il y avait des bébés décapités». Mais comme toujours avec nos médias lorsqu’ils ont l’occasion d’épingler des musulmans, d’une supposition l’information est devenue une certitude. Au point qu’elle a engendré la décision du Parlement suisse de déclarer le Hamas comme mouvement terroriste. Le problème est que les informations n’ont pas pu être confirmées par l’armée israélienne.

Quelles sont les conséquences de ce double standard ?

L’un des principaux facteurs de radicalisation est le sentiment d’injustice. Il ne s’agit pas de l’injustice sociale, car nous sommes dans des cultures qui – au contraire de la nôtre – la voient comme un phénomène inhérent à la vie. En revanche, comme je l’ai évoqué dans mon ouvrage sur la lutte contre le terrorisme djihadiste, le sentiment d’être traité injustement et l’idée que certains soient intrinsèquement supérieurs aux autres est un facteur de radicalisation. C’est ce que les Occidentaux et les Israéliens n’ont jamais réussi à comprendre et à intégrer dans leurs stratégies de contre-terrorisme.

Comme toujours, le fait de condamner avec une grande vigueur les actions de l’une des parties, sans réagir lorsque l’autre commet les mêmes signifie que l’on accepte ces crimes. En clair, nous ne condamnons pas les crimes, mais nous faisons de la politique. Ce ne sont pas des valeurs que nous défendons, mais des politiques.

Quid du droit d’Israël à se défendre ?

Naturellement, Israël a le droit de défendre sa population, mais tout cela ne donne ni à l’un ni à l’autre le droit d’utiliser n’importe quel moyen pour le faire. En 2014, le gouvernement de François Hollande a encouragé le gouvernement israélien à «prendre toutes les mesures pour protéger sa population». On peut concevoir de soutenir le gouvernement israélien à protéger sa population, mais de là à soutenir les mesures qu’il prend, c’est la preuve d’une sottise et d’un cynisme rare ! Cela a conduit aux tristes crimes de Mohammed Merah et explique pourquoi la France a été plus visée par le terrorisme que d’autres pays européens. Tout cela était évitable, si François Hollande et Manuel Valls avaient soutenu Israël avec un peu plus de sensibilité, de compassion et d’intelligence. Trois ingrédients qui semblent manquer à l’ensemble de nos politiciens.

Techniquement, les Palestiniens sont dans la même situation que les Irakiens après l’invasion occidentale ou les Français en 1940 : ils résistent à une occupation. Mais assez curieusement, alors que nous savons que nos interventions sont illégitimes et illégales, nous nous étonnons que les populations visées résistent.

«Résistance» exprime une finalité, alors que «terroriste» exprime une méthode.

Comment jugez-vous le traitement du Hamas dans les médias français et belges ?

Dans les pays francophones, on tend à réagir comme en France : de manière passionnelle. Qu’on le veuille ou non, que l’on accepte ou non nos politiques d’immigrations irresponsables, le fait est qu’une partie de nos populations est de sensibilité musulmane et a de la compassion pour les Palestiniens. On ne peut pas simplement ignorer ce fait. Cela ne signifie pas que l’on doive automatiquement condamner Israël, mais que notre soutien doit s’exprimer avec sensibilité, avec mesure et de la manière la plus impartiale possible.

L’autre jour «La Une» de la RTBF avait organisé une table ronde entre six parlementaires sur la situation à Gaza. À part le représentant du parti d’extrême-gauche (avec lequel j’ai le moins d’atomes crochus) qui s’est exprimé de manière rationnelle et posée, les cinq autres ont eu un langage de fanatiques, totalement dans l’émotion et sans aucune vision sur l’avenir. Dans mon ouvrage sur la lutte contre le terrorisme djihadiste, j’avais déjà décrit l’importance d’un discours mesuré pour éviter des réactions violentes dans nos populations.

L’attaque du 17 octobre contre deux citoyens suédois n’est que la pointe de l’iceberg d’un ressentiment provoqué par le discours extrémiste de nos politiques. Cela n’excuse nullement le crime lui-même, mais cela tend à montrer qu’il n’est pas nécessaire d’importer les conflits chez nous au moyen de déclarations intempestives. On avait déjà vu le même phénomène à l’égard des Russes en France et en Belgique, mais nos gouvernements n’ont à aucun moment dénoncé la violence contre leurs propres citoyens d’origine russe. La guerre est déjà une chose terrible. Mais la détermination de nos politiques à nous y entrainer génère des violences secondaires qui sont totalement inutiles et qui seraient parfaitement évitables.

Les débats ont beaucoup tourné sur la nature «terroriste» de l’attaque du 7 octobre…

Le mot «terroriste» est devenu un anathème. Or, c’est une méthode. Il faut en rester là. L’autre jour, sur Sud Radio, Jean-Jacques Bourdin a placé la politicienne Danièle Obono devant le choix de déclarer si le Hamas est «un mouvement de résistance» ou «un mouvement terroriste ». Mais notre journaliste est connu pour mieux manier la polémique que l’intelligence : sa question est tout simplement malhonnête, car «résistance» exprime une finalité, alors que «terroriste» exprime une méthode. C’est une question que l’on connaît depuis des années lorsqu’on parle de «combattants de la liberté» ou «terroristes ». L’un n’exclut pas l’autre.

Multiplier les polémiques ne fait pas beaucoup avancer vers un processus de paix !

En effet, cela ne sert à rien de multiplier les invectives : il faut trouver des solutions. Les Palestiniens mènent une lutte armée légitime contre une occupation. Il ne nous revient pas de nous engager dans cette lutte, mais nous pourrions agir plus intelligemment contre ses causes, par un dialogue avec Israël. Mais nous ne le faisons pas, en grande partie parce que nous ne cherchons pas à comprendre ce conflit (comme les précédents d’ailleurs).

La violence sur notre sol découle directement de ce manque de volonté d’agir avec intelligence et sensibilité. De nombreuses organisations juives des droits de l’Homme ainsi que de nombreux journalistes juifs avec lesquels je suis en contact tentent de nous pousser à agir pour résoudre le problème, mais nos politiciens les méprisent littéralement. On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif, mais il ne faut pas pleurnicher ensuite lorsqu’on a des morts chez nous : c’est le résultat d’un choix.

La bande de Gaza est un territoire qui fait grosso modo 36 km par 17. Lorsque les Israéliens l’on rendue aux Palestiniens (comme le droit international les y obligeait), ils ont systématiquement détruit toutes les infrastructures qui auraient permis une activité économique normale. Aujourd’hui, un rapport d’Amnesty International indique que 90-95% de l’eau à Gaza est insalubre.

Ces informations-là sont peu mises en avant, au contraire de celles plus «télévisuelles»plus choquantes.

En Cisjordanie, en 1976, il y avait environ 3 200 Israéliens. Ils sont aujourd’hui près de 600 000. Aucun pays occidental n’a réagi. Si les Palestiniens pouvaient mener une vie normale, ils ne chercheraient sans doute pas à se battre. Il y a donc quelque chose de faux dans l’approche occidentale.

D’autre part, je constate que parmi les politiciens présents sur le plateau de la RTBF, aucun n’a évoqué les violations répétées du droit international humanitaire par Israël. Or, depuis le 7 octobre, en deux semaines seulement, les Israéliens ont tué près de 5 fois plus d’enfants que l’armée russe en 20 mois de guerre Ukraine !

Quant aux crimes dont on accuse les combattants du Hamas, il y en a certainement. Mais au lieu de se lancer dans des accusations sans fondements et qui justifie le refus de négocier avec les Palestiniens, il nous faut déterminer avec précision et justice les responsabilités. Car les témoignages des otages libérés et des rescapés des combats, notamment du kibboutz Be’eri, tendent à montrer que les combattants du Hamas se sont bien comportés avec leurs prisonniers et qu’une grande partie des Israéliens tués l’ont été lors de tirs croisés et souvent par l’armée israélienne elle-même !

Une des valeurs que l’Occident se vante de défendre est le respect du droit. Or, le droit implique que nos médias ne s’arrogent pas le droit de déterminer les culpabilités. Celles-ci doivent être déterminées par des enquêtes internationales, impartiales et neutres. Nous avons déjà vu dans le cas de l’Ukraine que nos médias n’ont contribué qu’à aggraver la situation de l’Ukraine. Ils ne cherchent pas à informer, mais à influencer.

Comment Israël a-t-elle pu se faire surprendre à ce point ?

C’est très dur de répondre mais selon le Times of Israël, les renseignements égyptiens avaient informés plusieurs fois les autorités israéliennes, mais que ces dernières auraient ignoré. Personnellement, je pense qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions mais je pense crédible que les services israéliens aient eu les informations avant et que sans les ignorer, ils ont sous-évalué l’importance du problème. Par ailleurs, toute dépend également de ce que les Égyptiens leur ont dit. S’ils ont simplement averti les Israéliens que «quelque chose de gros» allait se passer, ce n’est pas du renseignement et aucun service de renseignement peut faire quelque chose avec ça. Je ne connais pas la teneur des avertissements faits aux israéliens, mais ils s’attendaient probablement à quelque chose d’une autre nature. Il ne faut pas non plus oublier que le passé du Hamas montre des actions d’un tout autre ordre, comme un camion-bombe ou des tirs de roquettes, mais pas forcément ce mode opératoire. On est toujours plus intelligent après l’événement.

Les services israéliens ont souvent été surpris par leur adversaire.

De plus, avec la contestation et les manifestations autour de sa réforme de la justice, le gouvernement Netanyahou, avait certainement son attention dirigée ailleurs. On peut imaginer qu’il y ait pu avoir un excès de confiance de la part des Israéliens. Ils n’arrivent pas à imaginer que les Arabes puissent faire une opération de grande envergure. Les services israéliens n’ont pas su apprécier la situation en 1973, en 1982, et en 2006 ; ils ont ainsi chaque fois été surpris par leur adversaire.

Les services de renseignement israéliens sont devenus plutôt des services de sécurité. Comme nos services, ils ne sont plus capables d’analyser une situation de manière stratégique. Les derniers tragiques événements en France et en Belgique montrent que nos services ne sont pas mieux. Or, ces drames auraient pu être évités…

Mais cela n’explique pas tout, l’année 2023 a été une année de tensions. Le Qatar a réduit ses contributions aux Palestiniens de la bande de Gaza (y compris le Hamas) conduisant à des troubles sociaux. En Cisjordanie les évictions de Palestiniens par les colons se sont multipliées avec la bénédiction du gouvernement Netanyahou et celle de nos gouvernements. Les conditions de détention des prisonniers palestiniens ont été durcies. Et surtout, les violents affrontements sur l’Esplanade des Mosquées avaient déjà déclenché des signaux d’alarme en Israël.

Il est donc difficilement concevable que l’on ait pu ignorer le scénario d’un événement grave. Cela étant dit, comme nous l’avons vu, il est difficile de savoir quelle forme pouvait prendre un tel événement. Les Israéliens n’ont donc probablement pas été surpris que «cela explose», mais de la manière dont cela s’est manifesté. Nous aurions probablement été surpris de la même manière. D’ailleurs nous l’avons été lors des attentats de 2015-2016, alors que nous savions que le fait d’aller participer à la coalition occidentale en Irak et en Syrie nous exposait au terrorisme…

source : Investig’Action

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