par M.K. Bhadrakumar
Depuis son ignominieuse défaite lors des guerres napoléoniennes, la France se trouve dans la situation difficile des pays pris en sandwich entre deux grandes puissances. Après la Seconde Guerre mondiale, la France a remédié à cette situation en formant un axe avec l’Allemagne en Europe.
Prise dans une situation similaire, la Grande-Bretagne s’est adaptée à un rôle subalterne en s’appuyant sur la puissance américaine à l’échelle mondiale, mais la France n’a jamais abandonné sa quête pour retrouver sa gloire en tant que puissance mondiale, et elle continue d’y travailler.
L’angoisse des Français est compréhensible car les cinq siècles de domination occidentale de l’ordre mondial touchent à leur fin. Cette situation condamne la France à une diplomatie constamment en sursis, entrecoupée de brusques accès d’activisme.
Mais pour que l’activisme soit orienté vers des résultats, il faut des conditions préalables telles que le profilage de groupes d’activistes, de dirigeants, d’associés, de partisans et de sympathisants partageant les mêmes idées – et, surtout, le soutien et la logistique. Sinon, l’activisme ressemble à des crises d’épilepsie, une maladie incurable du système nerveux.
Les jours heureux du président français Emmanuel Macron dans la diplomatie internationale ont pris fin avec la récente dissolution de l’axe franco-allemand en Europe, qui remontait aux traités de Rome en 1957. Alors que Berlin a fait du transatlantisme son dogme en matière de politique étrangère, le poids de la France a diminué dans les affaires européennes.
Les enjeux de la réunion de réconciliation de vendredi sont élevés, car Macron se rend à Berlin pour rencontrer le chancelier Olaf Scholz, qui l’a non seulement snobé en excluant l’utilisation de troupes terrestres des pays européens dans la guerre en Ukraine, mais qui a également aggraver le problème du missile Taurus en faisant valoir qu’il impliquerait l’affectation de personnel allemand en soutien à l’Ukraine, ce qui, a-t-il annoncé mercredi au Bundestag, est tout simplement «hors de question» tant qu’il reste chancelier.
Bien sûr, il ne s’agit pas de décrier le formidable intellect de Macron – comme lorsqu’il a déclaré dans une interview sans détour fin 2019 avec le magazine The Economist que l’Europe se trouvait «au bord d’un précipice» et devait commencer à se considérer stratégiquement comme une puissance géopolitique, sous peine de «ne plus être maître de notre destin». La remarque prémonitoire de Macron a précédé de trois ans la guerre en Ukraine.
Selon le journal Marianne, qui a interrogé plusieurs soldats français, l’armée estimerait que la guerre en Ukraine est déjà irrémédiablement perdue. Marianne cite un officier supérieur français qui déclare avec dérision : «Il ne faut pas se tromper face aux Russes, nous sommes une armée de majorettes» et l’envoi de troupes françaises sur le front ukrainien ne serait tout simplement «pas raisonnable». À l’Élysée, un conseiller anonyme a affirmé que Macron «a voulu envoyer un signal fort… (avec) des mots millimétrés et calibrés».
Natacha Polony, rédactrice en chef de Marianne, a écrit : «Il ne s’agit plus d’Emmanuel Macron ou de ses postures de petit chef viril. Il ne s’agit même plus de la France ou de son affaiblissement par des élites aveugles et irresponsables. Il s’agit de savoir si nous allons collectivement accepter d’entrer en guerre comme des somnambules. Une guerre dont personne ne peut prétendre qu’elle sera maîtrisée ou contenue. Il s’agit de savoir si nous acceptons d’envoyer nos enfants mourir parce que les États-Unis ont insisté pour installer des bases aux frontières de la Russie».
La grande question est de savoir pourquoi Macron agit de la sorte, allant jusqu’à rassembler une «coalition de volontaires» en Europe. Plusieurs explications sont possibles, à commencer par la posture de Macron, qui tente de gagner des points politiques à moindre coût, motivé par des ambitions personnelles et des frictions intra-européennes avec Berlin.
Mais jusqu’à il y a peu, Macron était partisan du dialogue avec Moscou. La perception dans la plupart des capitales européennes, y compris à Moscou, est que Macron tente d’amener la crise ukrainienne à un nouveau niveau en annonçant publiquement le déploiement de forces de combat occidentales contre la Russie, ce qui constitue une manipulation politique évidente.
Sur le plan géopolitique, Macron qui, il n’y a pas si longtemps, appelait au dialogue avec Moscou et proposait sa médiation, qui a fait la fameuse déclaration d’une «Grande Europe» en 2019 et qui a maintenu des contacts avec le président russe Vladimir Poutine, n’a pas hésité à faire appel à la diplomatie de l’Union européenne pour éviter l’humiliation de Moscou ; puis, dès février dernier, évoquait la «défaite certaine» de la Russie en Ukraine, appelait à éviter «l’humiliation» de Moscou, qui a souligné à plusieurs reprises son attachement à la matrice diplomatique attribuée à Charles de Gaulle, qui assignait à la France le rôle de «pont entre l’Est et l’Ouest», a basculé dans l’autre extrême d’une rhétorique euro-atlantiste dure.
Cette effroyable incohérence ne peut être considérée que comme découlant de l’évolution défavorable des événements dans le scénario de la crise ukrainienne, la perspective d’une défaite russe dans la guerre n’étant plus envisageable, même de loin, et étant remplacée par la possibilité croissante que la paix ne puisse finalement être obtenue qu’aux conditions de la Russie. En d’autres termes, la dynamique du pouvoir en Europe est en train de changer radicalement, ce qui, bien sûr, a un impact sur les ambitions de Macron de «diriger l’Europe».
Entre-temps, les relations russo-françaises ont également connu une phase de concurrence et de rivalité féroces – voire de confrontation – dans un certain nombre de domaines. Pour commencer, le ministre français des Affaires étrangères, Stéphane Sejournet, a déclaré dans une interview accordée au Parisien, en janvier, que la victoire de la Russie en Ukraine entraînerait le contrôle de 30% des exportations mondiales de blé par Moscou. Pour Paris, il en va de la pérennité de l’un des secteurs clés de l’économie nationale française.
L’agriculture française est marquée par une histoire qui a commencé avec les Gaulois en 2000 avant Jésus-Christ. Il faut comprendre que dans l’histoire moderne, la Révolution française de 1789, qui a bouleversé tous les aspects de l’ordre social français et a conduit à l’abolition des privilèges des classes supérieures, était aussi une Révolution agricole, qui a permis une large redistribution des terres. Autant dire que l’attachement des Français à leur agriculture est très fort.
Aujourd’hui, les États africains modifient la structure des importations de céréales en raison des réglementations techniques introduites par l’Union européenne dans le cadre de son programme vert et les agriculteurs français doivent donc faire face à une augmentation des coûts, sans parler de la perte imminente de parts de marché régionales au profit de la Russie.
Cette situation s’ajoute aux progrès réalisés récemment par la Russie en matière d’exportation d’armes vers le continent africain. Sur le plan politico-militaire également, la France a perdu du terrain face à la Russie dans la région du Sahel, riche en ressources, qui est traditionnellement son ancienne colonie et son terrain de jeu. Le fait est que les stratégies néocoloniales de la France en Afrique sont de plus en plus critiquées, mais Paris préfère rejeter la faute sur le groupe russe Wagner, qui est venu combler le vide sécuritaire dans la région du Sahel, alors que des forces anti-françaises ont pris le pouvoir dans plusieurs pays à la fois – Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad, République centrafricaine.
Dans les meilleures traditions de la géopolitique, la France a commencé à prendre des mesures de rétorsion dans des régions sensibles aux intérêts russes – l’Arménie, la Moldavie et l’Ukraine – où la présence militaire russe est dans le collimateur de la France. Sans surprise, l’Ukraine est le territoire le plus stratégique où Macron espère renforcer la présence française.
Grâce à cela, Macron espère faire progresser ses ambitions de leadership en Europe en tant que navigateur de la stratégie de politique étrangère de l’UE dans un large arc allant du continent africain à la Transcaucasie, en passant par la Méditerranée, et potentiellement jusqu’à l’Afghanistan.
Tout cela se déroule dans le contexte historique d’un retrait inévitable des États-Unis en Europe, alors que la région indo-pacifique s’emballe et que la rivalité qui couve avec la Chine devient une passion dévorante pour Washington. Parallèlement, la présence imposante de la Russie en Europe commence à se faire sentir intensément alors qu’elle s’impose comme la première puissance militaire et économique dans l’espace stratégique entre Vancouver et Vladivostok.
Aujourd’hui, le paradoxe est que le président russe de l’époque, Dmitri Medvedev, avait proposé dès 2008 un traité de sécurité paneuropéen juridiquement contraignant, qui développerait une nouvelle architecture de sécurité en Europe, impliquant la refonte des institutions existantes et la création de nouvelles institutions et normes réglementant les relations de sécurité en Europe dans un espace géopolitique plus large s’étendant à l’est «de Vancouver à Vladivostok». Hélas, les États-Unis ont encouragé les Européens à considérer l’«initiative Medvedev» comme un piège visant à affaiblir l’OTAN, l’OSCE, l’UE et d’autres organismes européens, et à rejeter cette merveilleuse idée qui aurait ancré fermement l’ère de l’après-guerre froide sur une architecture de sécurité contraignante.
source : Indian Punchline via Le Saker Francophone
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